LE JOURNAL DU DROIT DES JEUNES

L'éditorial de Benoit Van Keirsbilck dans le JDJ N°409

L’impossible dialogue ?

L’émission «Investigation» de la RTBF du 17 novembre 2021 propose une «Immersion au tribunal de la jeunesse de Charleroi (1)» en présentant le quotidien d’une juge de la jeunesse confrontée à plusieurs familles et jeunes en danger et des jeunes poursuivis pour des faits qualifiés infractions.

Réjouissons-nous qu’une émission s’intéresse à la justice des mineurs, à son fonctionnement et donne un aperçu des situations auxquelles elle est confrontée. Le public aura pu rentrer dans le bureau d’une juge ou dans une salle d’audience et voir la justice de l’intérieur.

Bien sûr, l’émission ne nous montre que des extraits des échanges et donne le beau rôle à la juge manifestement heureuse de l’intérêt qui lui est porté, mais on ne peut s’empêcher de ressentir un terrible malaise.

Les téléspectateurs retiendront qu’il y a beaucoup de misère et de parents incapables de s’occuper de leurs enfants, que de nombreux enfants grandissent dans des contextes sociaux éducatifs et économiques très précaires; que la justice fait ce qu’elle peut, mais qu’elle est débordée et intervient souvent beaucoup trop tard.

L’émission ne suscite cependant pas une réflexion sur le contexte sociétal ni ne donne de clés d’analyse.

Les entretiens entre la juge et les familles et enfants sont «débriefés» avec la juge qui exprime à quel point son métier est difficile, qu’elle fait face à toute la misère du monde et qu’elle est largement désillusionnée.

Par contre les enfants et familles (à une petite exception près) ne se voient pas proposer de revenir sur leur expérience. Il aurait pourtant été intéressant de savoir ce qu’ils ont compris de la «pièce» qu’ils ont été amenés à jouer bien malgré eux. Se sont-ils sentis respectés ? Pour plusieurs d’entre eux, on doute que la leçon de morale, le manque d’écoute et d’empathie leur aient permis de se sentir acteurs.

Mais on retiendra surtout l’image d’une justice bourgeoise, en décalage total avec les réalités des justiciables (2). Les difficultés d’une famille pour aller voir leur enfant dans une famille d’accueil sont balayées d’un revers de la main. Un gamin qui s’exprime, maladroitement et avec ses mots, sur son orientation forcée vers une formation qui ne lui correspond pas se voit rabattre son clapet.

Sûr que ces personnes auront envie de s’exprimer, de se faire comprendre, de tenter de se justifier !

Dans l’histoire vraie «Les juges et l’ado», publiée par Medor (3), une jeune fille explique son expérience avec deux juges et précise qu’elle s’est sentie complètement incomprise par la première alors que le contact est bien mieux passé avec le second. Or, la première juge, à qui l’histoire donne la parole, n’a pas du tout la même vision de cette relation (4).

C’est aussi les leçons tirées du projet «YouthLab» (5) mené par Défense des enfants International Belgique : des jeunes qui ont vécu la justice des mineurs de l’intérieur, se voient donner la possibilité d’exprimer cette expérience dans le cadre d’échanges avec des magistrats, avocats, intervenants sociaux. L’incompréhension est souvent considérable.

Il ne s’agit pas ici de stigmatiser l’attitude d’une juge en particulier et on peut reconnaître que d’autres contraintes sont en jeu (dont la pression managériale qui transforme les relations humaines en dossiers qu’il faut gérer) mais peut-être d’aider à prendre conscience de la dérive insidieuse qui est à l’oeuvre.

Ceci étant, l’élément le plus problématique de cette émission est le discours autour des familles d’accueil. Par ses propos (la sacralisation des familles d’accueil, le «risque» que représente pour un enfant le fait de retourner dans sa famille et son souhait d’adoption des mineurs en danger après déchéance de l’autorité parentale), la juge semble ignorer les principes fondamentaux et la jurisprudence de la CEDH. En sus, un mépris total pour certains jeunes, pour la plupart des parents, pour les chômeurs ou les familles en précarité crève l’écran. Le passage sur les questions adressées à une jeune femme pour savoir pourquoi «elle en a fait un deuxième» qu’«on aura à l’oeil» avant même sa naissance est tout simplement terrifiant.

Favoriser le dialogue entre les familles en situation de pauvreté et les acteurs de l’aide à la jeunesse est précisément l’objet du groupe Agora (6) qui se réunit depuis 1998. Actuellement, il travaille sur la question du maintien du lien entre parents et enfants en amont et pendant le placement de l’enfant, dans le but d’un retour en famille. En voyant l’émission, on se dit qu’il y a encore beaucoup de travail.

Benoit Van Keirsbilck


(1) C’est le sous-titre de l’émission, mais il s’agissait du TJ de Mons semble-t-il.
(2) À la fin de l’émission, les juges et greffiers se réunissent autour d’une table avec du bon vin pour «déstresser»; même si c’est compréhensible et certainement nécessaire, cette image est aussi un coup de poing dans la figure des justiciables qui eux, n’ont certainement pas l’occasion de faire la même chose. Un passage sur le fait que les familles pauvres ne participent pas au financement de la société est même hallucinant ; la société «c’est nous, les juges».
(3) https://medor.coop/nos-histoires/
(4) Dans le même ordre d’idées, on ne peut que conseiller de voir ou revoir le film La tête haute dans lequel Catherine Deneuve incarne une juge ferme mais respectueuse de Malory et sa mère en faisant preuve d’une empathie lucide.
(5) www.dei-belgique.be/index.php/projets/en-cours/youthlab.html
(6) Il se réunit autour du Service de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale : www.luttepauvrete.be/themes/aide-a-la-jeunesse/