LE JOURNAL DU DROIT DES JEUNES

L'éditorial de Amélie Mouton dans le JDJ N°344

Faire tomber le mur de la Méditerranée

Igiaba Scego est une écrivaine d’origine somalienne (1). Ses parents se sont réfugiés en Italie, après un coup d’État, en 1969. À l’époque, on voyageait plus facilement: «pas de charrettes, pas de traffiquants, de naufrages, pas de tempêtes à vous mettre en morceaux». Son frère, Ibrahim, étudiait à Prague, passait l’été à Mogadiscio, puis s’était aussi mis à faire de fréquentes escales à Téhéran, où vivait la famille de son épouse. Toutes choses impossibles aujourd’hui. «Mon père serait obligé de prendre une barque à partir de la Libye, parce qu’en Afrique, si on ne fait pas partie de l’élite, il n’y a pas d’autre moyen d’aller en Europe.»

Quand le cauchemar a-t-il commencé ? Igiaba Scego remonte à 1988, un an avant la chute du mur de Berlin. «On ne s’est pour ainsi dire aperçu de rien lorsque cet autre mur s’est mis tout doucement à croître au milieu de l’eau de notre mer». Un mur sur lequel s’est brisé le destin de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, dont on ne connaîtra jamais le nom, ni le visage ni les espoirs. En 2014, 3.419 personnes ont perdu la vie en tentant de franchir la Méditerranée. Depuis le début de cette année, le macabre compteur affiche déjà 1.650 victimes.

Mais il ne suffit pas de se lamenter, de verser des larmes et de prendre un visage grave, ce que se contentent de faire, depuis des années, les chefs d’État européens, le temps d’un passage émouvant à la télévision. Des chefs d’État qui, de surcroît, mènent souvent à l’intérieur de leurs frontières des politiques brutales et inhumaines envers les migrants. Car on peut mourir à terre, aussi.

Faut-il rappeler le suicide récent, en Belgique, de deux demandeurs d’asile ? Oumar Dansokho, 25 ans, et Benamar Lamri, 42 ans, ont mis finn à leur jour le jeudi 2 avril, lorsqu’ils ont appris qu’on leur refusait leur demande de séjour. Et que dire de l’expulsion de Sabir Nosheen, jeune Pakistanaise de 25 ans réfugiée à Liège depuis 2011, renvoyée dans son pays le 16 avril dernier, alors qu’elle y court un danger de mort certain ?

On ne peut pas se contenter de discours creux, ni de solutions hypocrites; démanteler les filières de passeurs ou délocaliser la demande d’asile dans les pays de départ ou de transit, au mépris certain des droits fondamentaux.

Ce n’est pas vrai que l’Europe est impuissante face à cette situation. À court terme, elle a largement les moyens financiers de déployer une opération de sauvetage type Mare Nostrum. L’opération coûtait 9 millions d’euros par mois au gouvernement italien, soit moins d’un dixième du budget 2014 de Frontex. Rappelons que l’Europe avait décliné la proposition de l’Italie, l’automne dernier, de prendre le relais dans cette opération. À long terme, évidemment, la seule option est un changement des politiques migratoires. Comme l’a reconnu Martin Schulz, le président du Parlement européen : «Sans une véritable stratégie européenne basée sur la solidarité, qui offre aux personnes la perspective de venir en Europe légalement et qui permet l’espoir plutôt que le désespoir, la prochaine tragédie est seulement une question de temps». Comme le souligne une journaliste de Mediapart, l’Europe vieillissante n’est-elle pas capable d’accueillir les 200 000 exilés qui, en 2014, ont réussi à traverser la Méditerranée ? (2)


(1) Lire son beau texte : Igiaba SCEGO, «Ces enfants dévorés par notre mer d’indifférence», Libération, 21 avril 2015
(2) Carine FOUTEAU, «Migrants ; l’Europe dispose de moyens pour enrayer l’hécatombe», Mediapart, 21 avril 2015