LE JOURNAL DU DROIT DES JEUNES

L'éditorial de Christian Maroy * dans le JDJ N°290

Décrochage et abandon de scolarité… une réalité complexe et multiforme

Marc a 17 ans quand il arrête l'école alors qu'il est en quatrième professionnelle mécanique. À la rentrée suivante, il se réinscrit dans la même année mais après trois mois de présence irrégulière en classe, il quitte définitivement l'école.

Jehan, lui, a le même âge mais déserte l'école en quatrième technique, car il se sent de plus en plus mal en classe et préfère passer ses nuits devant son écran… Les autres élèves le considèrent comme un «no life».

Lucien refuse de retourner à l'école, après avoir été sanctionné plusieurs fois pour raisons de comportement et d'indiscipline …

Le vocable du «décrochage» (appelé aussi «déscolarisation», «abandon» ou «arrêt de scolarité») renvoie à des réalités multiples et à des phénomènes dont les causes peuvent être très variées, complexes, enchevêtrées sur la durée.

Si la loi précise qu'il faut plus de vingt journées d'absence non-motivée pour qu'on puisse officiellement parler de décrochage, les enseignants et éducateurs vont insister sur les signes avant-coureurs, sur «le décrochage intérieur» de certains élèves : ils sont présents physiquement en classe, mais en rupture complète avec les apprentissages scolaires…. Une réalité multiforme donc qu'il est difficile de quantifier et de rapporter à des causes uniques et simples.

Leur point commun en tous les cas, c'est que tous ces comportements «transgressent» en fait une nouvelle norme sociale, largement diffusée parmi les parents et intervenants scolaires et sociaux: il est devenu quasi indispensable pour un jeune d'arriver au bout d'un parcours scolaire de second cycle et d'obtenir un diplôme ou une qualification qui permette de s'insérer professionnellement et socialement.

Ce nouvel impératif catégorique a été officialisé en 1983 en Belgique avec la loi de prolongation de l'obligation scolaire jusque 18 ans. Il a été conforté par les politiques scolaires au niveau européen ou belge depuis 20 ans. Ainsi, le nouveau «cadre européen Éducation-formation 2020» s'est donné comme objectif de promouvoir dans les 27 pays européens une diminution des jeunes sortant sans diplôme ni qualification… Ce sont ces normes officielles qui construisent désormais comme problème, des comportements naguère assez fréquents et socialement tolérés.

Si on peut comprendre la pertinence de cette norme (liée surtout à l'évolution du marché du travail, à une société en changement de plus en plus rapide), il faut aussi prendre la mesure de la pression considérable qui en résulte pour tous : élèves, professeurs, parents, écoles…

Aux yeux de beaucoup d'intervenants, le décrochage touche d'ailleurs des garçons et filles de toutes origines, dans toutes les formes d'enseignement. Un constat à nuancer fortement. Au regard des rares sources statistiques disponibles (1), les «risques de sortie d'école» (avant terme et sans diplôme) des élèves de la 3ème à la 5ème secondaires sont plus importants, toutes choses égales par ailleurs, dans les filières professionnelles et de qualification par rapport aux filières de transition; ils s'accroissent aussi en fonction de l'âge, du retard scolaire, mais aussi de la nationalité étrangère, ou du sexe (les garçons sont plus touchés).

L' «abandon de scolarité» ne frappe donc pas tous les jeunes de la même façon, même si la quantification précise du phénomène est difficile. Le caractère multiforme du phénomène invite aussi à réfléchir sur la multiplicité des réponses qui se construisent pour y faire face. Les réponses des écoles peuvent ainsi varier selon leur projet d'éducation, leur population scolaire, voire leur «attractivité» sur le marché scolaire. Par ailleurs, les mesures préventives ou «curatives» du décrochage dans et en dehors de l'école peuvent parfois assez largement s'ignorer mutuellement.

Cette multiplicité est positive puisque le problème du décrochage peut être très varié selon les situations des jeunes. D'un autre côté, elle procède aussi de la fragmentation des niveaux de pouvoir en Belgique et du caractère très décentralisé du système scolaire. Par delà cette parcellisation, ne faut-il pas encourager plus de coordination, tant entre les écoles qu'entre les acteurs scolaires et l'ensemble des intervenants sociaux qui agissent à l'aval ou autour de l'école ? Ne faut-il pas aussi approfondir la réflexion d'ensemble sur les sources sociales du décrochage ? Rappeler par exemple que le décrochage scolaire procède d'une nouvelle pression accrue sur la scolarité des jeunes qui incite à se demander s'il ne faut pas d'abord agir sur les causes du décrochage au sein même des politiques scolaires. Et, dans ce sens, penser à diminuer cette «pression scolaire».


* Professeur de Sociologie, Université de Louvain, GIRSEF

(1) Indicateur «Sortie de l'enseignement secondaire ordinaire en Communauté française», Ministère de la Communauté française, à paraître, édition 2010).