LE JOURNAL DU DROIT DES JEUNES

L'éditorial de Benoît Van Keirsbilck dans le JDJ N°244

Le pouvoir de l'argent

Certains services publics belges ne se portent pas très bien, c'est le moins qu'on puisse dire.

Pensons notamment à l'Office des étrangers et au Conseil d'État. Parmi les caractéristiques communes à ces deux instances figurent les délais totalement déraisonnables de prise de décision et, cela va de pair bien entendu, l'arriéré extraordinaire auxquels ils ont à faire face (1).

Coïncidence ? Le dépassement du délai raisonnable pour statuer en matière administrative fait l'objet de nombreuses condamnations au payement de dommages et intérêts.

C'est ainsi que l'État belge se fait très régulièrement condamner par la Cour européenne des droits de l'Homme pour violation de l'article 6 §1er de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (2) (respect du délai raisonnable) et parvient à échapper à d'autres condamnations en proposant un règlement amiable (payement de 7.000 € à 10.000 € de préjudice moral et pour frais et dépens).

Dans une affaire en particulier (3) , la procédure devant le Conseil d'État avait duré 22 ans et demi. La Cour conclut fort logiquement au dépassement de ce fameux délai raisonnable et octroie 32.500 € de dédommagement.

La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d'une procédure s'apprécie suivant les circonstances de la cause et de la complexité de l'affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l'enjeu du litige pour les intéressés. Il est de jurisprudence constante que l'encombrement chronique du rôle d'une juridiction ne constitue pas une explication valable.

En effet, l'article 6 § 1 oblige les États à organiser leur système judiciaire de telle sorte que les tribunaux puissent remplir chacune de ses exigences, notamment celle du délai raisonnable.

Le traitement des dossiers par l'Office des étrangers a, quant à lui, débouché sur une décision du Tribunal de 1ère instance de Huy (4) qui a considéré que le dépassement du délai raisonnable était établi (mais qui n'octroie pas de dédommagement à défaut pour le demandeur de prouver son préjudice).

Dans cette décision, le tribunal considère que «Le principe général de droit dit de bonne administration implique que les services publics sont tenus d'honorer les prévisions justifiées qu'ils font naître dans le chef des citoyens, ce qui implique notamment que le citoyen qui s'adresse par écrit à l'administration peut légitimement penser que sa demande sera lue dés sa réception ou à tout le moins, à bref délai. L'absence de tout examen d'une demande adressée à l'Office des étrangers pendant 14 mois malgré des rappels circonstanciés, est injustifiable et intolérable. Le principe de bonne administration comporte également un devoir de conseil et d'orientation des demandes au mieux des intérêts des administrés, de sorte que le citoyen s'adressant à un fonctionnaire spécialisé peut légitimement s'attendre à être conseillé dans sa demande par une personne mieux à même que lui à se diriger dans une législation pour le moins kafkaïenne.»

Or, 14 mois pour qu'un dossier de demande de régularisation soit traité par cette administration est plutôt l'exception : la moyenne est plus proche du double ou du triple.

À l'occasion de cette affaire, on apprend aussi que les courriers envoyés à l'Office ne sont pas lus mais simplement ajoutés au dossier (qui est devenu un dossier uniquement électronique) jusqu'au moment où il sera traité. Si l'on ajoute à cela que certains bureaux de l'Office ne sont plus du tout accessibles téléphoniquement, il devient impossible d'attirer l'attention sur une urgence ou des particularités du dossier.

Les projets de réforme du Conseil d'État, concoctés par le Ministre de l'Intérieur, ne permettront certainement pas de rencontrer ce problème de délais. Le Conseil d'État a, quant à lui, trouvé une parade partielle en déclarant une fois pour toute irrecevable un certain nombre d'actions urgentes contre des mesures d'éloignement d'étrangers. Ainsi donc, pour désengorger cette vénérable (et poussiéreuse ?) institution, on en vient à limiter des droits fondamentaux d'accès au tribunal.

De réforme de l'Office des étrangers, il n'est par contre plus question aujourd'hui. Les Kurdes, après les Irakiens et les Iraniens (et avant qui ?), ont beau faire des grèves de la faim (sans entraîner la moindre réaction d'empathie du Ministre de l'Intérieur (5)), il n'y a pas d'intention d'améliorer significativement la situation (à croire que pour certains, c'est un mode de fonctionnement souhaitable).

La solution réside peut être dans la multiplication des procédures en demande de dommages et intérêts. Si chaque personne, affectée par des délais déraisonnables, introduisait une demande de dédommagements, on peut espérer que l'État soit forcé de prendre des mesures pour réellement apporter une solution à ces dysfonctionnements. S'il n'y a d'autre choix, reste à tenir l'État par son portefeuille.


(1) Notons qu'un très grand nombre d'autres juridictions sont également concernées par ce dépassement du délai raisonnable.
(2) Ce motif est à la base de la toute grande majorité des décisions de la Cour européenne des droits de l'Homme mettant en cause la Belgique
(3) Afaire Stoeterij Zangersheide N.V. et autres c. Belgique (Requête no 47295/99), arrêt du 22 décembre 2004
(4) Trib. civil de Huy, 17 janvier 2005, in Journal des procès n° 497, 25 février 2005, p. 26.
(5) La preuve est une nouvelle fois faite que, pour être Ministre de l'Intérieur, il ne faut ni coeur, ni sensibilité au sort des administrés