LE JOURNAL DU DROIT DES JEUNES

L'éditorial de Benoît Van Keirsbilck dans le JDJ N°241

Notre degré d'humanité

Le législateur, en prévoyant que l'aide sociale serait dorénavant octroyée en nature dans les centres fédéraux d'accueil pour demandeurs d'asile aux enfants vivant avec leurs parents illégalement sur le territoire (1), avait clairement pour objectif de permettre aux CPAS de refuser légalement toute aide à ces familles.

Ceci, tout en sachant que la plupart d'entre elles ne voudront à aucun prix d'un tel hébergement (nombre d'entre elles disposent d'un logement et préfèrent essayer de survivre tant bien que mal plutôt que de se jeter dans la gueule du loup, devoir quitter leur quartier, changer les enfants d'école, bref, renoncer à toute cette intégration patiemment élaborée dans notre société ).

Si, suite à cette énième modification (restriction) du droit à l'aide sociale des étrangers en séjour illégal et aux arrêtés et circulaires qui ont suivi (2), le contentieux a une nouvelle fois rebondi, ce n'est certainement pas encore cette fois-ci qu'on aura trouvé un apaisement.

Certaines décisions des tribunaux du travail, à l'instar de celui de Liège qui a montré la voie (3), continuent à condamner les CPAS à intervenir en considérant que les nouvelles dispositions sont notamment contraires à l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales (droit au respect de la vie familiale)(4).

Certes, le Gouvernement a, en la matière, tout simplement voulu faire ce que la Cour d'arbitrage lui avait demandé par son arrêt du 22 juillet 2003 (5) . A-t-il pour autant réussi à éviter toute nouvelle discrimination ? Cette même Cour est saisie ; elle aura à se prononcer.

Notons cependant que maintenant, l'aide sociale aux enfants dépend de l'acceptation par les parents (qui ont l'autorité sur leurs enfants) de l'offre d'hébergement de Fedasil. Ainsi, si des parents (pour de très bonnes ou très mauvaises raisons) refusent cette solution, ils privent du même coup leur enfant de toute aide. Peut-on faire dépendre la dignité humaine d'une telle acceptation et peut-on renoncer à un droit fondamental pour autrui ?

Ces questions occuperont encore nos juridictions, à tous les niveaux, pendant des mois voire des années. Mais, ne l'oublions surtout jamais, derrière chaque dossier contentieux, il y a une famille, des enfants, souvent une tragédie humaine. Ceux qui répondent que ces gens ont le choix … de repartir n'ont aucune notion de ce que ces familles sont prêtes à endurer ici pour ne pas devoir revivre un autre enfer. Quiconque les rencontre et fait l'effort de rentrer en relation avec elles peut se rendre compte des conditions d'existence qui sont les leurs et des conséquences absurdes de cette politique.

Chacune de ces familles s'accroche, comme un naufragé à une bouée, à toute bribe d'information qui tendrait à leur laisser un espoir de régularisation. La rumeur veut qu'il y ait une nouvelle campagne de régularisation. Elle est née de déclarations du Ministre Dewael qui ont été amplifiées par l'espérance des uns et des autres. Mais quand on décortique les quelques éléments qui filtrent, on se rend compte que les perspectives sont bien en-deça des promesses antérieures jamais tenues (pensons aux déclarations du Ministre lors des grèves de la faim des Iraniens ou des Afghans). Seule quasi-certitude : on régularisera ceux qui ont introduit une demande d'asile avant le 1er janvier 2001, pourvu qu'aucune décision exécutoire n'ait été prise les concernant (donc, hormis ceux qui en sont au stade du Conseil d'État).

Pour les autres, c'est encore et toujours au cas par cas, avec un arbitraire jamais pris en défaut, au point qu'on se demande qui peut encore être régularisé en Belgique.

Si, comme nous le pensons, la manière dont on traite ces gens questionne notre degré d'humanité, on est tombé bien bas.


(1) Art. 483 de la loi-programme du 22 décembre 2003 (MB 31.12.2003) qui a modifié l'art. 57, §2 de la loi du 8/7/76 organique des CPAS (vig. 11/07/04)
(2) Voyez l'AR du 24 juin 2004 (MB 01.07.2004) et les circulaires du 16 août 2004 (non publiée) et du 17 novembre 2004 (non publiée sauf dans le JDJ n° 240, décembre 2004, p. 31.
(3) Trib. trav. Liège, 10 septembre 2004, in JDJ n° 238, octobre 2004, p. 54
(4) Nous reviendrons le mois prochain sur cette question en publiant de nouvelles décisions significatives en la matière (voyez déjà la rubrique jurisprudence de ce numéro) et une synthèse de la jurisprudence actuelle.
(5) Publié dans le JDJ n° 227, septembre 2003, p. 41.